Naissance du bateau

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Petite histoire

John Hutcherton, la quarantaine, bel homme et toujours vêtu de sa jaquette habituelle, rejoignait son hangar privé le long du port de Copenhague. Un sourire large éclairait son visage et ses yeux rieurs se posaient avec émerveillement sur tout ce qui l’entourait. Le soleil, encore timide en cette matinée d’automne laissait s’échapper quelques uns de ses rayons qui venaient se poser avec précaution sur le manteau pourpre de l’adulte, le rendant encore plus impressionnant que d’origine. Saluant plusieurs passants, courant presque, il n’avait qu’une hâte. Voir enfin son bateau, terminé pendant la nuit par quelques-uns des meilleurs ingénieurs du pays. Pouvoir le toucher, le sentir, le goûter et pour finir le déguster. Etre le premier à grimper sur ces hautes marches. Etre le premier à s’asseoir sur un des canapés du salon. Etre le premier à s’offrir une sieste dans une des cabines. Etre le premier à tout essayer. Cette machine sur laquelle il avait passé toute sa vie, elle était enfin finie, terminée, prête. Et il en avait même un peu peur. Peur de la suite. Cette vie qu’il avait passé à réfléchir, elle était achevée. Son but était atteint. Et après ? Qu’est-ce qui vient après ? La foule en délire, les journalistes excités, la population à recruter, et le bruit. Toujours le bruit. Incessant et interminable. Même dans le sommeil, il te cherche et finit par te rattraper. Tu ne peux plus dormir, tu ne peux plus rêver, tu ne peux plus lire. Ta vie est bruyante et déprimante à souhait. John Hutcherton se passa la main dans ses cheveux dorés, mi-longs. Il devait arrêter de remuer ses idées noires. Il verra pour plus tard. Il verra pour la suite. Il avait autre chose à faire maintenant. Il devait penser au présent. Et le présent, c’était maintenant.

Il poussa lentement la lourde porte du hangar avec respect. Il ne se trouvait pas près mais peu l’importait. Il voulait le voir. Il voulait le toucher. Il voulait le sentir. Il voulait le goûter. Il voulait le déguster.

D’abord, il ne vit rien. Le hangar était plongé dans le noir et le silence pesant le prit à la gorge. Son cœur battait à 346 à la minute. Son estomac était remué par une colonie de papillons en furie. Des gouttes de sueur glissaient le long de son visage avec négligence. Ses mains tremblaient et il les glissa dans ses poches pour qu’elles cessent leur ballet. Aucun changement. Peu à peu, il commença à s’habituer à l’obscurité ambiante. Il fit un pas en avant, puis deux, puis trois et ce qu’il vit alors, lui écarquilla les yeux et lui fit exploser le coeur.

"Une émotion trop intense. Une santé fragile. Un rythme cardiaque trop rapide. Une seule solution trouvée par son système immunitaire : la mort."

Jenna n’en croyait pas ses yeux. Son oncle ? Une personne fragile ? Une personne capable de mourir juste en ayant eu une émotion trop forte ? Lui ? Cet homme qu’elle connaissait si bien pour sa bonne humeur, sa bonhomie habituelle et ses sourires à en faire craquer plus un. Ce grand blond typé nordique alors que n’ayant aucun rapport avec ceux-ci. Cet homme dégageant à lui seul le charisme de trois ours affamés. Ce grand blond avec toujours ses chaussures noires au pied et son manteau si long qu’il risquait de traîner par terre (autant vous dire que c’était plus que de XL). Et ses yeux… Ses yeux d’un bleu si profond et si lumineux à la fois. Ses yeux d’une couleur si étrange que l’on se jetterait dedans rien que pour profiter de la fraîcheur caniculaire qui s’en dégage. Ses yeux marins. Si marins qu’il en avait choisi l’aviation. Il aimait se trouver sur le bord d’un toit, rester debout ses longs cheveux blonds au vent et inspirer, expirer, inspirer, expirer jusqu’à être totalement vidé. Cet oncle qui lui avait transmis son amour pour le ciel à elle, une des seules qui restait. Non, la seule qui restait. Il s’était occupé d’elle, l’avait choyé et cet oncle-là, cet oncle parfait, il était mort ?

« Oui, il est mort. »

Les mots du docteur la prirent à la gorge, au ventre, aux jambes, à la tête. Elle ne tenait plus debout. Elle ne tenait plus couchée. Qu’allait-elle faire maintenant, sans lui ? Qu’allait-elle faire ?

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Jenna Hutcherton resta abasourdie pendant deux ans. Deux ans sans rien faire. Deux ans sans rien dire. Deux ans sans rien entendre. Comme reliée au onde des morts, elle ne se nourrissait ni ne buvait presque pas et vivait sans vivre. Au bout des deux ans, alors qu’elle se traînait sur le port, elle décida de retourner dans l’ancien dépôt de son oncle, son lieu de mort. Une question n’avait pas cessé de la tarauder pendant ses deux ans. Qu’est-ce qu’il avait bien pu voir au point d’en mourir. Elle avait poussé la porte du dépôt avec toutes les forces qui lui restaient et la lumière était entrée à l’intérieur illuminant ce qui s’y trouvait. Et ce qui s’y trouvait n’était pas moindre. C’était même immense. Dépassant le toit qui n’existait plus, le navire que son oncle s’était acharné à créer était là, tel qu’il était dans les rêves les plus fous de John. Tel qu’il lui avait conté. Et Jenna en resta sans voix. Personne n’aurait pu le savoir car elle ne parlait plus depuis deux ans mais il aurait fallu regarder dans le fond de ses yeux et les milliers d’étoiles qui s’allumèrent alors auraient suffi à tout expliquer.

Jenna se remit directement à parler. Elle voulait le faire voler et en faire profiter tous les habitants du monde entier, comme aurait aimé son oncle. Elle mit tout en oeuvre pour y arriver et y arriva. Trois ans plus tard, Jenna avait vieilli mais un beau sourire l'avait transformée. Trois ans plus tard, cinq billets d'or avaient été disséminés dans des rues étroites, tous les tickets normaux avaient été vendues et on avait trouvé de quoi manger pour une armada de domestiques, de mécaniciens et de marines ayant reçu des formations d'aviation. Tout était prêt. Le décollage ne devait plus tarder, le fête allait bientôt commencer et cela pour le plus grand plaisir aussi pervers soit-il de Jenna...