Parce que le mal ne se cache pas que dans le noir.

Mon tendre enfant a 14 ans. 14 ans, c'est quoi ? Si tant et si peu à la fois. J'ai peur qu'il ne devienne comme moi. Apeuré du monde entier, camouflé dans un palais trop grand, caché sous un voile épais. J'ai peur de lire la peur dans son regard immense. Je ne veux pas qu'il me contemple avec pitié et indécision. Je ne veux pas qu'il sache. Qu'il sache toute la vérité, celle qui m'a bloquée et transformée. Celle qui fait de moi ce que je suis dorénavant. Une tristesse dans le regard, un sourire au coin des lèvres. L'envie de bien faire qui finit mal. Le mal, toujours le mal qui pulse dans mon coeur. Sans arrêt, toujours. Je ne veux pas qu'il devienne comme moi. Pas lui.

Mon tendre enfant a maintenant 14 ans. 14 ans, c'est quoi ? Si tant et si peu à la fois. J'ai peur qu'il ne devienne comme lui. Assoiffé de sang, assoiffé de haine, bestial et immoral, sans aucun idéaux pour se retrouver. Perdu. Perdu dans une immensité trop grande pour lui, sans gentillesse et tendresse. Toujours le même cauchemar. Solitaire. C'est triste à dire mais il est comme ça et c'est pour cela que je fais tout pour qu'Oz se sente bien, entouré par un coussin d'or et de plumes. Je veux qu'il vive dans un écrin gigantesque. Pour ne pas faire de cauchemars comme lui. Pour juste rêver. Je veux qu'il le devienne, rêveur.

Je suppose que plus grand, il sera un peu les deux. Avec un peu plus de bien. J'espère. Laisse-moi espérer.

Mon tendre enfant a maintenant 14 ans. Il a grandi depuis le temps. Te souviens-tu de ses longs cheveux d'argent ? Et bien je les lui ai coupés, de peur qu'il ne se les coince quelque part durant son voyage. Il est tellement maladroit ! Alors j'ai pris mes plus beaux ciseaux d'or, il s'est assis sur la chaise de la salle à manger, celle en velours et je lui ai dit de ne pas bouger. J'ai coincé mon souffle entre mes dents, j'avais peur de l'écorcher. Et j'ai tout coupé. Les filaments argentés peu à peu sur le sol se sont éparpillés. Notre bonne, Keren, a eu beaucoup de travail par la suite. Rêveuse comme je suis, je n'avais pas pensé à disposer notre tapis persan sur le parquet . Plusieurs de ses cheveux se sont donc faufilés entre les lattes su parquet et Keren a dû y passer des heures pour tout ramasser. Elle avançait, le dos courbé et ses lunettes vissées sur le nez. Oz la suivait de près, à quatre pattes sur le sol, dans l'optique de l'aider. Si tu avais vu ça, tu aurais ri avec moi pendant des heures.

Mon tendre enfant a maintenant 14 ans. Il a grandi depuis le temps. Il mesure désormais 167 cm. Dépassant sa mère de peu, il s'amuse à me contempler de haut en souriant jovialement et en s'écriant "Que tu as grandi aujourd'hui maman !". Keren accourt alors, se précipitant vers moi, le mètre à la main pour pouvoir vérifier si les dires d'Oz sont vrais et inscrire ainsi ma nouvelle taille dans le livret de famille. Je fais mine de protester, ce qui énerve notre bonne et amuse mon fils. Il sourie de toutes ses dents, comme souvent; Ce simple geste de sa part illumine la pièce, la rend chaleureuse pour tous ceux qui ont froid.

Mon tendre enfant a maintenant 14 ans. Il a grandi depuis le temps. Mais ses yeux ont restés les mêmes. Il a toujours le même regard. Ce regard cristallin mais opaque. Ce regard qui se couche sur l'océan avec calme et bienveillance. Ce regard lumineux du fond des abysses. Tu sais, ce regard-là. Le regard de son père. Chaque fois qu'il me fixe, je le vois à travers lui. Je ne sais ce que je ressens alors. De l'amour, de la haine, de la colère, de la pitié ? J'en suis toute chamboulée. Et il ne peut s'en empêcher. A me fixer, Oz passe son temps. Lorsqu'enfin je crois que je vais pouvoir me reposer, cesser de voir son image entêtante, il est là. Les plus belles pupilles au monde. Les plus beaux yeux de l'univers. Là, à côté de moi, juste pour me faire souffrir.

"- Vis ta vie Oz. Vis ta vie. De toute manière, tu me dois bien ça non ? Vivre ta vie. C'est assez simple comme concept alors j'espère que tu comprendras. Je sais que je t'abandonne mon coeur. Je le sais mais la vie est ainsi faite. Prends ton temps, réalise tes rêves mais ne pense pas à mal, je t'en prie. Vis ta vie. fais comme je te l'ai toujours appris. Mais n'oublies pas une chose Oz, c'est... je t'aime mon ange et peu importe les obstacles. Oz, je t'aime."

Un bruit sourd résonna dans la pièce. Une bruit sourd résonna dans le palais. Dans les jardins. Dans la ville. Dans le pays. Dans le coeur d'Oz. Un bruit si sourd que le monde en trembla pendant des jours entiers. Un bruit si sourd que tous les oiseaux de la Terre de Canaan s'envolèrent vers le ciel rempli de larmes. Un bruit si sourd que la mer devint plate pendant trois jours et trois nuits. Un bruit si sourd qu'Oz tomba à son tour. Il tomba dans un mimétisme sans fin, dans une détresse immense, dans une folie sans issues. Et la vie s'arrêta là.

Keren eu beau le secouer, les larmes ne cessèrent pas de couler. La peur qui avait prit Oz lui coulait dans les veines et s'appropriait son coeur. La haine aussi. La haine de celui qu'on appelait Dieu, celui qui n'avait pas sauvé sa mère.

Keren fit ce que Ava lui avait demandé. Avec l'argent restant, elle mit Oz dans la première caravane en direction du Nord-Ouest. Celle qui se dirigeait vers le centre de l'Europe. En le quittant, elle n'avait pas pu s'empêché de pleurer chaudement. Elle n'avait pas pu s'empêcher de lui offrir les derniers de ses baisers. Un sur la joue pour le bonheur qui viendra, un sur le nez pour la joie qui arrivera, un sur le front pour la tendresse présente. " -Ne pleures plus Oz.Ne pleures plus, je te le demandes." Il l'avait regardé, du haut de ses 14 ans avec le regard de l'univers et elle avait compris. Compris qu'il ne pouvait déjà plus pleurer, qu'il l'avait déjà trop fait. Elle avait acquiescé et l'avait laissé s'échapper. Elle avait prié pour qu'il vive, qu'il vive en paix.

Les longs rideaux de tissus rouges alourdissent l'air. Mais Oz ne se plaint pas, il commence à faire plus froid par ici. Tova pleure. Ses doigts lui font mal et elle saigne pour un rien. Sa peau ressemble à celle d'un crocodile. Sa mère tente bien de la réconforter mais elle ne veut pas des écailles. Elle veut juste retrouver la chaleur et le calme du jardin et des orangers de sa maison en terre sainte. Elle ne veut plus entendre les hommes crier sur les chevaux et les dromadaires. Elle ne veut plus dormir sur un tissu qui brinquebale. Elle ne veut plus voir ces terres sèches, puis froides, puis terrifiantes. Tova n'aime pas ce voyage qui lui fait mal et peur. Heureusement qu'Oz est là. Lui, il ne dit jamais rien mais il accepte que tu te blottisses contre lui qu'il neige ou qu'il fasse très chaud. C'est d'ailleurs quand il neige que Tova préfère Oz. Il lui prête alors son manteau bleu marine avec de la fourrure sur le dessus et elle peut s'endormir sur ses genoux en rêvant d'un monde remplis de bêtes chaque fois plus étranges les unes que les autres.

Nous sommes enfin arrivés. Le voyage jusqu'à Moscou fut long et éprouvant. Il fait très froid en ce moment et nous avons beau venir de Finlande, un voyage en ce moment relevait un peu du grand n'importe quoi mais c'est pour Oz. Qui aurait cru retrouver Oz ici ? Oz, ce si petit enfant. Maman est la soeur de sa mère. En réalité, Oz est mon cousin. Maman m'a dit qu'il venait d'avoir 15 il y a quelques temps. Moi, j'en ai 14. J'ai hâte de le connaître. Maman m'a dit qu'il était très mignon la dernière fois qu'elle l'a vu. Bon, à ce moment, il avait trois ans mais... Je veux lui faire découvrir la Finlande dans tous ses recoins. Helsinki et toutes ses petites rues avec leurs poissonniers attitrés. Je veux lui faire goûter du saumon, je suis sûre qu'il n'en a jamais gouté. Je veux le faire courir dans les grandes forêts noires. je veux qu'il aperçoive un ours brun. Je veux regarder les étoiles aux côtés de mon cousin et l'entendre me dire "Merci.".

Il n'a pas dit un mot. Il nous a offert un beau sourire mais il n'a rien dit. Il a semblé content de nous voir mais il n'a pas ouvert la bouche. Il n'était presque pas habillé. Je crois que là où il habitait, il ne faisait pas très froid. Il n'a rien réclamé, il n'a même pas tremblé. Maman lui a tout de même offert une couverture en peau de mouton. Je l'ai regardé durant tout le trajet. j'ai épié chacun de ses faits et gestes mais je n'ai rien pu en tirer. Le regard fixé sur le paysage qui défilait, Oz ne prononçait rien. La plus grande des tristesses émanait juste de lui, comme si elle en avait toujours fait partie. J'ai envie qu'il me regarde, qu'il me sourie, qu'il me dise que tout va bien mais rien. Rien.

Ca y est. Oz nous a quittés. Il a emballé toutes ses affaires dans son sac en peau de phoque, nous a embrassés, mon père, ma mère, mes deux petits frères et moi. Il... Pour la première fois depuis un an, pour la première fois depuis longtemps, il a ouvert la bouche et c'est avec une voix rauque qui réapprenait à s'ouvrir qu'il a prononcé un des plus beaux mots du monde. J'étais fière qu'il soit mon cousin, qu'il ait effectué un des plus beaux travaux sur lui-même pour qu'il en ressorte ce mot. Juste un merci. Mais un merci qui voulait tout dire. Un merci pour les après-midi passés avec mon père à traverser la banquise de long en large. Un merci pour toutes les matinées passées au côté de mon père à apprendre à travailler la peau, à cuisiner, à apprendre des choses sur sa mère mais rien sur son père. Un merci pour toutes les nuits passées dans la même chambre que mes frères, couchés sur son ventre à ronfler comme des bienheureux. Un merci pour tous les moments passés avec moi. Ces moments où il a continuer d'apprendre ce qui devait être appris. Ces moments de lecture où tous les plus grands héros devenaient vivants. Pour nous. Merci à toi Oz. Merci.

"- Vous avez donc passé deux ans au service de notre armée ?
- Oui.
- Vous savez vous occuper des machines de guerre ?
- Oui.
- Vous n'avez pas le mal de mer ?
- Non.
- Bien, vous êtes embauché !"
L'examinateur laissa donc Oz rejoindre le groupe de personnes chargées de l'entretien des machines. Il resta tout de même quelques temps le regard rivé sur le dos de ce garçon pour le moins étrange qui ne parlait presque pas et qui avait des yeux impressionnants. Tant mieux, il ne causerait pas de soucis s'il ne parlait pas. C'était bien mieux ainsi...

S'il avait su combien il se trompait. S'il avait su combien tout ne se passerait pas comme prévu.